"Chaque fois que je me regarde dans la glace,
je trouve qu'il va très bien, Lionel".

Cette phrase improbable de Tony Blair pourrait parfaitement résumer la situation de celui
qu'on ne cesse de nous présenter comme le sauveur tout aussi improbable
d'une certaine Europe sociale.
Car comment peut-on aujourd'hui rassembler à la fois plus de 93% d'opinions favorables
dans son pays (du jamais vu en Europe occidentale !),
et Bill Clinton et les démocrates unanimes de toute l'Europe ?

C'est que Blair a grandi durant trois couronnes électorales de Thatcher et des siens, qui ont renversé l'Angleterre au point qu'elle ne s'en relève pas. Le Labour Party en fut tellement désarçonné qu'il ne sut, malgré deux présidents successifs sous Thatcher et Major, regagner les faveurs de l'audimat et passer l'étape années 80 qui préparait à la mondialisation de l'économie sous couvert d'européanisation des institutions. Dès lors, lorsque Blair proposa ses "rénovations", le Labour fut bien obligé de se ranger derrière lui, n'ayant rien d'autre à perdre qu'une nouvelle défaite électorale de Noel Kinnock, battu à trois reprises (dont une sous Major, qui est quand même "réélu" au passage). Aujourd'hui, le parti affiche 420 000 adhérents, alors qu'il en comptait 220 000 il y a trois ans. Mais avant de voir comment le Labour a dû accoucher par césarienne du petit Tony, il serait bon de rappeler sous quels auspices il fut conçu.

L'enfant du thatchérisme

"Depuis l'arrivée de Thatcher en 79, les vagues successives de législation anti-syndicale votée par les conservateurs ont détruit toute possibilité d'action revendicative efficace de la part des travailleurs, en réduisant l'éventail de leurs droits à un niveau bien inférieur de celui de leurs camarades des autres pays d'Europe occidentale. Tout cela naturellement dans l'intérêt d'une économie dite "flexible" qui fait de la Grande-Bretagne une sorte de Taïwan amarrée au large de l'Europe, pressée d'appâter les employeurs du continent avec les charmes d'une main-d'uvre payée au rabais, peu qualifiée et privée de tout droit."

A la suite de ce qu'on a appelé "l'hiver du mécontentement" de 1979, au cours duquel le Parti Conservateur et la presse du même camp décidèrent de persuader sans la moindre retenue l'opinion que la Grande-Bretagne était devenue "ingouvernable" sous l'emprise des syndicats supposés tout-puissants, les conservateurs obtinrent la majorité et commencèrent à châtrer les syndicats. Selon eux, la base "modérée" était sans cesse "détournée du droit chemin" par une direction syndicale "militante" pour mener des revendications, ce pouvoir devant être "rendu" à la base. Les médias reprenant à leur compte l'idéologie dominante étaient dans le "normal", et les rares médias qui ne le faisaient pas furent dénoncés comme "politiques". Ce qui explique aussi l'amplification du média comme moyen de lutte, dont la figure de proue reste incontestablement Ken Loach.

Les assises conservatrices posées avec le soutien des médias, la stratégie antisyndicale du gouvernement va consister à chercher délibérément la confrontation avec des syndicats soigneusement choisis, en commençant par ceux relativement faibles (tel celui de la sidérurgie en 1980), avant de s'attaquer aux plus gros et de connaître sa détestable apogée avec la grève des mineurs en 1984-85.

Avec l'arrivée de Major, non pas élu, mais imposé par Thatcher en pleine guerre du Golf, c'est la réforme des institutions qui prolonge celle de l'économie. Les premières n'étant plus adaptées à la seconde, cela paraît la moindre des choses (ce fameux concept de "rénovation"). C'est la création du National Curriculum, programme d'enseignement commun, dont les bienfaits sont d'accentuer les différences déjà très prononcées de la qualité d'enseignement et des attributions budgétaires entre les écoles riches et les écoles pauvres. C'est la remise en cause de la Sécurité Sociale, fondement numéro un du fameux Welfare State (Etat Providence) par Virginia Bottomley, ministre de la Santé, qui confie le budget des hôpitaux à des administrations décentralisées. Celles-ci vont déléguer l'ensemble des services non médicaux à des entreprises privées, qui, voulant demeurer viables et compétitives sur le marché, ne pourront rétribuer le personnel de service au même salaire que celui donné par l'Etat. Ils sont revus à la baisse, 25 % de moins en moyenne, et le nombre d'heures de travail officiel du personnel soignant est réduit. En pratique, cela signifie que pour continuer à exercer dans de bonnes conditions, l'on doit travailler bien au-delà des nouvelles limites, donc des horaires officiels, temps pour lequel le personnel n'est tout bonnement pas payé. Et on laisse les médias rapporter dans tout le pays qu'aucun employé ne travaille au-delà de la limite légale, tout en gagnant du fric par-dessus le marché ! Et là, ça ne vous rappelle pas quelque chose ?

Comme Jospin avec Juppé (on s'en rend compte avec la non-abrogation de la loi Debré), la priorité de Blair est de continuer au niveau politique et social ce qu'avait entrepris Thatcher avec l'économie, comme il le disait, sûr de son élection, dès le début 97 à Blackpool : "Les patrons contre les travailleurs, c'est terminé. Nous sommes tous du même côté, nous formons tous une même équipe." Au-delà du référendum écossais, une des premières initiatives de Blair, rapportée par aucun média français, fût la refonte du système de versement des allocations chômage. Avec une vitesse à faire se retourner Henri-Paul dans sa tombe, Blair s'est empressé de supprimer l'allocation de base à laquelle pouvait prétendre n'importe quel ressortissant européen. Il a instauré un "carnet de bord" dans lequel le chômeur se doit d'inscrire chaque jour ses démarches d'emploi, avec la date et le nom de l'entreprise. L'ANPE anglaise consulte chaque semaine les "carnets" et contacte l'entreprise pour savoir s'il y a bien eu demande d'embauche.

"l'Etat coûte trop cher"

Certes Blair et Jospin n'ont pas été élus pour les mêmes raisons. Si Blair succéda à 18 ans de conservatisme le plus sauvage incarné par Thatcher (Major n'étant jamais que son homme de paille), que beaucoup d'Anglais comparent à Hitler himself, Jospin, lui, a gagné son élection sur les cendres de l'agitation de Décembre 95. Pourtant cet élan qui l'a élu premier ministre, ce front étatique à la mondialisation, comme le dit si justement Jaime Semprun, "sert surtout à intégrer la protestation dans des pseudo-luttes où l'on se garde toujours de parler de l'essentiel et où l'on revendique les conditions capitalistes de la période précédente, que la propagande désigne sous le nom d'Etat-providence. En réalité, le rôle historique de cette fraction nationale-étatique de la domination est de préparer les populations - puisque tout le monde au fond se résigne à ce qui est admis comme inévitable - à une dépendance et à une soumission plus profondes. Car le fond de toutes ces "luttes" pour le service public et le civisme, c'est la réclamation présentée à la société administrée de nous éviter les désordres que répand partout la loi du marché, pour laquelle l'Etat coûte trop cher". Ce qui résume fort à propos ce que Thatcher disait à sa manière. Blair n'aurait jamais pu connaître une telle popularité (des électeurs et des élus, jusqu'à la famille royale) sans le thatchérisme. On peut donc légitimement se demander, puisqu'il semble vouloir se rapprocher de Tony Blair, jusqu'où Jospin empruntera-t-il au thatchérisme ? Pourra-t-il sauter ce chapitre ?

Devant le congrès annuel des syndicats britanniques, Blair a prononcé le 9/9/97 un discours que lui envient tous les démocrates français : "Nous préserverons la flexibilité du monde du travail, même si cela fait frissonner certains. Nous ne retournerons pas à la guerre sociale des grèves sans vote et des piquets de grève sauvage. Je ne le tolérerais pas", avant de souligner qu'il "surveillerait de près la manière dont le syndicalisme évolue". Gardons à l'esprit que si la langue anglaise est devenue le dénominateur commun de la production européenne, à bien des égards, la situation britannique ne fait qu'anticiper la situation européenne. Enfin, le premier semestre 98 devrait permettre au blairisme de se répandre dans toute l'Europe, puisque Tony Vaseline et ses Lubrifiants prendront d'assaut les charts de l'Eurovision pendant six mois.

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