Techno : rave pas !

6 h. 55 : de Gaillac à Toulouse en passant par Castres et Béziers, les forces de gendarmerie (sans doute alertées par Interpol) s'apprêtent à interpeller quelques-uns des cerveaux de la pègre techno du Sud-Ouest.

Sur commission rogatoire d'un juge d'instruction d'Albi, ils perquisitionnent d'abord au palace de ces jeunes caïds en déployant des moyens dignes de Lee Oswald ou Jacques Mesrine. A Gaillac où résident le plus grand nombre des personnes mises en cause, l'opération met en branle une imposante escouade d'environ 30 gendarmes et gardes mobiles, soit, pour plus de sécurité, environ deux représentants des forces de l'ordre pour une personne se trouvant à ce moment-là dans la place. Après s'être discrètement fait annoncer en frappant à la porte à coups de bélier, ils saisissent du matériel de musique (samplers, ordinateurs, platines vynils, enceintes, collection de 900 disques, etc.), dans une ambiance agrémentée de remarques malsonnantes et d'un humour aussi douteux que troupier, puis ils retiennent 9 personnes (respectivement nommées objectif 1, objectif 2... objectif 9, par les enquêteurs) pour une garde à vue allant de 12 à 36 heures. Dans le même temps, deux personnes sont arrêtées à Castres, une à Béziers et une à Toulouse. Pour ces autres mafieux, la surprise est la même, et les conséquences tout aussi dommageables. Au final, 11 personnes sont mises en examen sous les chefs de travail illégal, ouverture de débit de boissons sans autorisation, infractions à la législation sur les droits d'auteur, infractions à la législation sur les stupéfiants, et enfin agression sonore réitérée !

Pour certains d'entre eux, c'est la perte temporaire, voire définitive et cruelle, des instruments de leur passion, la musique (et non, comme on pourrait le croire, le drive by shooting) ; une partie des instruments, souvent fragiles, et dont le prix représente de longs mois d'économies, aura eu à pâtir lourdement de l'intervention, sans ménagement aucun, des gendarmes. Quant à ceux qui ne sont pas musiciens, il est estimé que leurs véhicules ont été un moyen privilégié de développer une activité considérée comme clandestine, et de surcroît lucrative ; à ce titre, ils sont aussi confisqués. Il est clair que lorsqu'on est censé côtoyer Pablo Escobar, on dispose de traitements suffisamment conséquents pour n'avoir pas à chercher un travail comme un Monsieur ou Madame Tout le monde, on peut ainsi compter sur son jet privé pour pallier l'absence d'une modeste 205 Junior année 1988. Afin que la Cosa Nostra se tienne définitivement à carreau, la mise en examen s'assortit d'une mesure de contrôle judiciaire enjoignant les prévenus à se présenter à la gendarmerie la plus proche de leur domicile tous les dimanches à 9 h. du matin. De plus, les parrains ne pourront pas fréquenter ces événements nocturnes où la pieuvre électronique binaire répand ses tentacules pour pervertir les cerveaux sains de notre belle jeunesse. Ainsi, si un contrôle de police intervient lors d'une rave party, free party, after (ou tout autre événement assimilé...??!!), et qu'ils sont retenus pour avoir participé de quelque manière que ce soit à cette manifestation, ils troqueront leur spacieux T33 sous surveillance pour quatre murs humides et une garde très rapprochée, sans autre forme de procès (c'est le K de le dire).

Free party ? Rave party ? dites-vous ? Telle est l'envergure du crime organisé par nos barbouzes ? Eh bien oui, car ici point de Scarface, et le juge chargé de cette affaire, à moins que les développements de l'enquête ne l'amènent à demander des écoutes téléphoniques à Bogota ou des filatures à Palerme, va devoir troquer sa tunique de Falcone-s'en-va-t-en-guerre, pour revenir à une attitude plus appropriée à une affaire concernant seulement des jeunes gens désireux de faire la fête avant toute chose, certes en marge des réseaux habilités par l'Etat et les administrations. Mais pour vivre heureux, ne faut-il pas vivre un peu caché ?

Et se cacher, n'est-ce pas quelque part subversif, dans une société hypermédiatisée, qui nous accule à toujours plus paraître, apparaître, et à rendre des comptes quant à la netteté de cette apparence ? En fait, si quelques gendarmes tarnais ont épousé les discrètes méthodes de Donnie Brasco pour infiltrer les nuits libres du grand Sud, il s'avère que notre clan des Siciliens ne possède pas de compte en Suisse, et s'il se permet de fumer du haschisch, n'a jamais trafiqué l'ombre d'un gramme de cocaïne ou d'un cachet d'ecstasy. Par ailleurs, un Benz Benz Benz Benz sous scellés (un vieux camion d'occasion 1971, et non la rutilante berline que Joey Starr a payée cash), c'est toujours utile pour chercher un travail lorsqu'on a moins de 25 ans, qu'on est chômeur en fin de droits, et qu'on est plus habitué à racketter ses parents pour 100 F. que le gang d'en face pour un biz de crack à 100 000 $ qui a mal tourné.

Car soyons sérieux, nos amis organisateurs ont des ennuis parce qu'ils pratiquent la techno, le dub, le hip-hop et la jungle, en faisant partager ces vibrations lors des soirées qu'ils mettent en place depuis maintenant près de trois ans, par amour de la musique partagée convivialement et gratuitement, quand les circuits officiels de la nuit doivent plus se soucier de sécurité et de rentabilité, bref, de tout un vocable qui n'a plus rien à voir avec l'esprit frondeur et alternatif des premières raves, qui apparurent en France à la fin des années 80, pour se populariser dans la décennie finissante. C'est probablement une façon de vivre, de penser et d'agir qui est ici visée, autant que les infractions d'ordre fiscal reprochées en premier lieu. C'est aussi une tentative inédite de déstabilisation d'un courant qui n'a de compte à rendre à personne, par choix. En effet, la culture subventionnée et politiquement correcte n'a, pour les organisateurs de free parties, aucun intérêt. C'est pourquoi l'occupation temporaire de lieux, l'entrée sur donation et l'ouverture d'un espace artistique anti-commercial sont des piliers de l'esprit free. Il semblerait qu'en ces temps de marché triomphant, on veuille faire enfin comprendre aux animateurs du mouvement techno libre que le commerce n'a rien d'un enfantillage. Les tenants de la finance ont tout à gagner à l'affadissement d'une fête qui n'aurait plus de tribal que le nom.

Le concept de free-partry représente une des rares possibilités, pour la techno en particulier, et pour la musique en général, de s'exprimer dans son énergie première. Et c'est de cette énergie que les marchands du temple épaulés par la machine judiciaire, veulent la dépouiller pour la rendre présentable, vendable. Restons attentif, car il s'agit ici de la liberté et du choix des artistes de s'exprimer sans contraintes, toute restriction imposée à une culture est un coup porté à la liberté d'expression en général, et une tentative pour faire régner la loi du silence.

ÖTONÖM KOLEKTIV

SOMMAIRE N24