REAPPROPRIONS NOS VIES !
L'historique du mouvement des chômeurs
1975-1998
Issus d'une génération de luttes
défensives, les chômeurs et précaires reprennent l'initiative
en organisant leurs rapports de force dans tout le pays et en ciblant leurs
actions pour concrétiser le droit à une vie décente
et digne pour toutes et tous. En revendiquant une économie solidaire,
c'est enfin la finalité politique de la production et de sa redistribution
qui est remise en cause, afin de parvenir vers une société
égalitaire.
L'actuel mouvement social engagé par les chômeurs et précaire
peut surprendre de la part d'une catégorie de la population généralement
considérée comme inerte et isolée. Pourtant, les premières
revendications de chômeurs datent de 1975 pour obtenir notamment la
gratuité des transports publics. L'organisation inédite des
sans emplois apparaît en 1982 avec la création du Syndicat
des Chômeurs, qui exige déjà leur représentation
dans les instances où se décide leur sort, un revenu minimun
garanti contre la pauvreté et le développement prioritaire
des emplois d'utilité sociale. Mais ce n'est qu'à la suite
de son intervention télévisuelle dans l'émission "Droit
de réponse" en 1984 que le Syndicat des Chômeurs se structure
dans tout l'hexagone. Son modèle d'entraide et d'organisation se
concrétise également par la fondation de la première
Maison des Chômeurs à Paris. Après une rencontre nationale
suivie d'une manifestation nationale des chômeurs à Paris en
1985, l'influence du Syndicat des Chômeurs se désagrège
de part sa non-reconnaissance sociale et ses désaccords internes
relatifs à l'abandon des revendications politiques au profit d'une
gestion de l'assistance apportée aux chômeurs Effectivement,
la force sociale des Maisons des Chômeurs (qui se multiplient alors
partout en France) et rapidement transformée en annexes à
moindre coût des services sociaux. L'orchestration de la misère
par les associations caritatives renforce l'urgence de leurs prestations
de service : conseils juridiques, consultations médicales, aides
alimentaires, vestiaires Certes, la satisfaction des besoins vitaux des
chômeurs est nécessaire, mais elle banalise le désengagement
des services publics et des personnes concernées, tout en systématisant
les principes d'économie et de contrôle envers les "exclus".
Entretenue par l'Etat, le patronat et les syndicats, la fétichisation
de l'emploi permet de justifier sa flexibilité et la baisse généralisée
des salaires. C'est ainsi qu'en 1986 sont officialisées les associations
intermédiaires, sortes de bureaux de placement de chômeurs
sur des petits boulot dénommés alors "emplois alternatifs"
! Cet intérim associatif exerce non seulement une sélection
des chômeurs en excluant de plus en plus les femmes et les immigrés,
mais contribue surtout à institutionnaliser la précarisation
du travail en organisant la rotation de la main d'_uvre inutilisée
sur le "marché prometteur" du temps partiel
Quand le droit au travail domine le
droit du travail
Le contexte confus des années 80, décennie du minimum de grèves
et du maximum de gens crevant de fin depuis l'après-guerre, ne peut
évacuer une analyse de la mutation actuelle du capitalisme. Le travail
intellectuel devient de plus en plus le centre de la réalisation
de la valeur dans le développement moderne du capital. Dès
lors, ce n'est plus la quantité de force de travail qui détermine
la production, mais bien la qualité de la productivité amplifiée
par l'automatisation et l'informatisation. Le capital fixe occidental (moyens
de production de haute technologie) utilise donc toute l'étendue
du capital variable (savoirs spécialisés) à son rythme
pour démultiplier ses profits. L'intensification de la productivité
a ainsi provoqué une marchandisation progressive de l'environnement
(dérèglementation) et de toutes les activités humaines
(emplois de proximité). Ce qui nécessite la disponibilité
et la fluidité de travailleurs surqualifiés, occasionnels
et sous-payés (précarisation). Le chômage de masse,
la formation permanente et l'intérim obligatoire sont devenus les
nouveaux outils de régulation de l'Etat au service de la réorganisation
du capitalisme mondial.
Cette réaction libérale de l'économie permet enfin
d'accentuer les containtes sur l'ensemble des salariés par le chantage
à l'emploi. De même, la division de la population active est
entretenue par la diversification des statuts (fonctionnaires, salariés,
précaires, stagiaires, chômeurs, allocataires d'un minimum
social, intermittents...). Peu à peu, émerge de façon
flagrante les principales contradictions du système: alors que le
salariat traditionnel reste la norme, le nombre croissant d'individus qui
ne peut participer à la production qu'à temps partiel constate
dans l'indifférence générale la régression de
leurs droits élémentaires (revenus, allocations, couverture
sociale, retraite...). Alors que les milieux syndicaux se focalisent sur
le plein emploi, ils dénoncent comme concurrence déloyale
la surexploitation des précaires du tiers-monde et du quart-monde...
Et alors que se prépare au Parlement un projet de loi sur un revenu
garanti hors travail en 1988, ce moment clé de l'histoire populaire
fut un échec devant la faiblesse de la mobilisation. Ce qui aboutira
à la création d'une caricature sociale: le RMI.
Sortir de l'ombre
Le présent mouvement des chômeurs et précaires a commencé
à Marseille le 11 décembre 1997 pour exiger le reversement
du reliquat du fonds social des ASSEDIC envers ses allocataires (soit 13
milliards d'exédents). Si ces actions se développent dans
la plupart des grandes villes depuis 1989, l'opération "prime
de Noël 97" déborde trés vite le cadre habituellement
compatissant que lui réserve les médias officiels lors des
fêtes de fin d'année... Les occupations d'ASSEDIC et d'ANPE
se prolongent, des précaires rejoignent durablement les chômeurs
dans leurs protestations, les revendications se précisent (représentation
active dans les instances sociales, relèvement conséquent
de l'ensemble des allocations, réduction significative du temps de
travail sans diminution des droits, établissement d'un revenu décent
pour tous les plus démunis), des comités autonomes s'organisent
partout, la contestation se transforme en véritable mouvement social.
Le premier ministre Jospin réduit tout d'abord au silence la couverture
médiatique de "l'évènement". Puis il envoie
les CRS virer les "gueux" de ses services publics. Finalement,
il affirme dans son discours du 21 janvier 1998 que le budget de l'Etat
est réservé au patronat et qu'il ne peut donc octroyer qu'un
millard de francs aux chômeurs (soit environ 300F par tête)
et augmenter les minima sociaux que de 1,1% (soit environ 25F/mois de plus
pour un R.M.Iste). L'aide d'urgence débloquée est immédiatement
utilisée comme arme de division entre les chômeurs par l'administration,
qui traite les "besoins réels" au cas par cas ! ( méthode
identique avec l'instruction en cours des dossier de régularisation
des sans papiers...). Mais ces manoeuvres n'ont pas entamé le potentiel
du mouvement qui reste populaire. Car sa force essentielle réside
dans son thème fédérateur, en totale rupture avec le
corporatisme. Jusqu'alors, les "exclus" butaient toujours face
à un problème d'identité sociale par rapport à
un monde du travail survalorisé : celle du chômeur était
refoulée et celle du précaire était niée. La
déqualification du niveau de vie d'une bonne partie de la population
et l'intériorisation des capacités d'innovation sociale chez
certains "exclus" ont permis une prise de conscience nouvelle
qui se généralise. A savoir que le chômage et la précarité
concerne de plus en plus de monde, ce qui revitalise la lutte pour la dignité
et accentue les solidarités réciproques avec les femmes, les
jeunes, les immigrés, les retraités, les salariés...
Ainsi, les combats contre les inégalités, la remise en cause
de la centralité du travail et la participation aux décisions
reprennent enfin tout leur sens. Par conséquent, les revendications
pour plus de justice sociale, d'équité économique et
de mieux être pour tous deviennent des bases réalistes et réalisables
pour beaucoup de gens. ces volontés se traduisent quotidiennement
dans les pratiques du mouvement: les participants se réunissent en
Assemblées Générales où les débats et
les prises de décisions s'effectuent en démocratie directe.
Ce qui permet d'éviter les tentatives de manipulations exercées
par des cadres syndicaux et par des responsables d'associations institutionnalisées...
Afin d'organiser le mouvement dans la durée, des coordinations transversales
émergent depuis janvier dernier dans de nombreuses régions.
Dés le début, une connexion internet s'est créée
pour relier plus de 70 sites. Des rencontres-information se développent
aussi localement dans les marchés et les quartiers populaires. Des
réseaux s'élaborent enfin sur des ANPE, des lycées,
des facs, des associations et des entreprises. Le principe de l'auto-défence
sociale se systématise à travers des actions concrètes
à l'encontre des profiteurs de la misère, en faisant pression
pour obtenir la suspension des coupures d'énergie aux agences EDF-GDF,
l'annulation des dettes envers la CAF et le Trésor Public, l'arrêt
des saisies et des expulsions aux huissiers, ou le traitement collectif
des formulaires simplifiés d'aides d'urgence à la Préfecture.
Le rapport de force s'établit par le biais d'occupations, notamment
symboliques (Chambres du commerce et de l'industrie, Chambres patronales,
Mairies, tribunaux...). Et par des réquisitions de marchandises (hôtels
de luxe, grands restaurants, supermarchés...). L'ensemble de ces
initiatives, même si elles restent limitées dans leur résultats,
offrent l'avantage pour ses acteurs de rompre avec la peur de s'affirmer,
d'agir et donc de vaincre.
Prenons tout, et n'oublions pas le
reste !
L'une des exigences les plus pertinentes avancée par les chômeurs
et précaires est le relèvement de tous les minima sociaux
de 1500F. Effectivement, cela fixerait d'emblée le RMI à prés
de 4000F/mois sans travail. Ce qui, pour rendre attractif le salariat, obligerait
le patronat et l'Etat a augmenter la majorité des salaires, et en
particulier le SMIC, et donc toutes les allocations indexées sur
ce barème. Une telle mesure assurerait une réelle amélioration
de l'ensemble des bas revenus, et provoquerait une remise en question des
finalités du travail dans la société. Son coût,
estimé à 70 milliards de francs/an par le gouvernement si
l'on inclus les jeunes de 18-24 ans en tant que bénéficiaires,
serait "insupportable pour les français"... Certes, mais
pas pour les spéculateurs qui ont détourné plus de
200 milliards de francs grace à la fraude fiscale en 1997 !
Les propositions officielles sur le problème des sources de revenus
se restreignent à deux possibilités:
- soit on se réfère à une "solution étatique"
en activant les fonds du traitement social pour l'embauche massive de tous
les chômeurs et précaires... Sauf que ce retour au plein emploi
signifierait la perpétuation de l'exploitation du salariat classique.
Tendance d'ailleurs à contre courant de la restructuration du capital.
- soit on se repporte à l'établissement d'un "revenu
de citoyenneté" pour tout le monde, qui laisserait une totale
liberté au capital pour aménager à son gré le
processus production-distibution-consommation. De plus, ce revenu ne serait
pas à l'abris d'une quelconque inflation et ne changerait rien à
la logique de la productivité et de la lucrativité.
Pourtant le problème n'est pas d'opposer le travail salarié
au chômage, mais l'activité libre à l'activité
aliénée. Evidemment, cet aboutissement nécessite d'autres
méthodes que de simples réformes qui contribuent à
consolider le capitalisme. Raison de plus pour essayer de construire le
difficile rapport de force autour de perspectives cohérentes.
L'idée d'un revenu social garanti pour les seuls bas revenus, de
manière suffisante (un seuil évolutif à 6000F par exemple?),
individualisée et mensuelle sans contrepartie travail est intéressante
pour plusieurs raisons:
- économiques: revaloriser l'existence en relativisant l'emploi rémunéré.
Ce qui stimule la demande et la satisfaction des besoins collectifs, tout
en maintenant une dissuasion constante sur les investissements et les rémunérations
grace à l'activité librement choisie.
- politiques: confirmer la dignité et la créativité
humaine en refusant que l'individu ne soit uniquement identifié qu'à
travers un rôle productif.
- sociales: l'être humain redevient irremplaçable et redispose
réellement des capacités de choisir, de se projeter et d'assumer
par la disparition des manques élémentaires, ce qui ne peut
que favoriser les pratiques solidaires.
- culturelles: passage d'une société de la rareté à
une société de la disponibilité, de par la transition
fondamentale des valeurs liées à la nécessité
aux valeurs liées à la gratuité.
Malgré tout, ces pistes (qui restent à définir) ne
peuvent pas escamoter les réalités quotidiennes d'aujourd'hui,
encore profondément empreintes par le culte du travail. Même
si ce dernier est de plus en plus temporaire et sous-payé... Cependant,
les intérimaires (ou les précaires), auxilliaires indispensables
de la productivité technologique occidentale, doivent pouvoir désormais
jouer avec leurs rôles stratégiques. C'est à dire en
se regroupant pour faire payer cher leur mobilité et leur polyvalence
comme une haute qualification de leur force de travail.
En définitive, les actions et les réflexions du mouvement
menées par les chômeurs et précaires forment un enjeu
vital pour l'avenir de toutes et de tous. Car la suprématie des firmes
transnationales s'accélère, en particulier par le biais du
projet de l'A.M.I. (Accord Multilatéral sur l'Investissement), qui
envisage la supériorité totale des investisseurs sur les droits
des populations et de leurs organisations. De même, les "projets
sociaux" du gouvernement Jospin (lois sur les 35h, contre l'exclusion)
visent en fait à promouvoir l'annualisation du temps de travail et
le contrôle social...
Les grèves développées début février
dernier en Allemagne, en Belgique et en Italie nous font espérer
une internationalisation des luttes anti-capitalistes, unique moyen à
la hauteur de nos exigences.
Téka
Sources:
- "Mouvement de chômeurs et de précaires en France: la
revendication d'un revenu garanti" Rapport de recherche de l'Institut
Régional du Travail Social de Haute-Normandie - Canteleu - 1990
- Futuribles n· 184 février 1994
- Communiqués de diverses AG de chômeurs et précaires
en lutte - décembre 1997 à février 1998
- No Pasaran de janvier et février 1998
- Le Monde Diplomatique de février 1998
- Alternatives Economiques de février 1998
(annexe 1)
L'AMPLEUR DE L'EXPLOITATION
- Prés de 3 millions de travailleurs sous contrat ordinaire ont des
salaires inférieurs à 5000F/mois en France.
- 3,2 millions de chômeurs répertoriés par l'ANPE fin
1997 (prés de la moitié d'entre-eux ne perçoivent aucunes
indemnités et 65% sont sans emploi depuis plus de 3 ans).
- 5 millions de personnes survivent avec moins de 3000F/mois.
- 6 millions de personnes perçoivent des minima sociaux.
- 7 millions sont au chômage ou en situation de précarité
(soit 12 millions d'individus en incluant leur famille proche).
(annexe 2)
"QUI NE TRAVAILLE PAS, NE MANGE PAS..."
- Novembre 1982: l'indemnisation chômage est désormais liée
strictement à la durée antérieure de travail (gouvernement
Mauroy).
- Septembre 1987: le pouvoir de radiation des chômeurs est donné
à l'ANPE (gouvernement Chirac).
- Juillet 1993: dégréssivité des indemnités
chômage, soit -17% chaque 4 mois, actuellement chaque 6 mois (gouvernement
Balladur).
- Juin 1995: annulation des indemnités chômage du mois au-delà
de 78h de travail (gouvernement Juppé).
- Octobre 1997: dévalorisation des indemnités AFR (Allocations
Formation Reclassement) et suppression du fonds social des ASSEDIC, transféré
partiellement à la CAF (gouvernement Jospin).
(annexe 3)
L'ASSISTANAT DU PATRONAT
- Plus de 160 milliards de francs de bénéfices à l'exportation
pour les entreprises françaises en 1997.
- Plus de 29,5% de dividendes à la Bourse de Paris (sur plus de mille
milliards de francs de placements).
- Seuls 15% des revenus financiers sont taxés (alors que l'ensemble
des salaires et allocations sont assujettis à l'impôt).
- Les économies de charges sociales accordées aux entreprises
s'élevaient à 50 milliards de francs en 1996.
- La fraude fiscale (accessible aux plus fortunés) est évaluée
à au moins 200 milliards de francs par an. A comparer aux 300 milliards
de recettes annuelles de l'impôt sur le revenu.