KABYLIE

SOLIDARITE DEMOCRATIE

Algérie : l¹insurrection libertaire du Mouvement des Assemblées dit des " Aârouchs " (1)

L¹insurrection algérienne qui a eu lieu en Kabylie et s¹est développée vers l¹Est pendant le printemps et l¹été 2001 a porté à un niveau qualitatif supérieur le niveau d¹une résistance qui n¹avait jamais cessé. Celle-ci, pour exemplaire et héroïque qu¹elle ait été, n¹avait jamais réellement dépassé le stade de la revendication démocratique classique, avec les modes de délégation de pouvoir, de légitimation électorales et de légalisme que nous connaissons bien. Revenons d¹abord sur toute cette période.

Une résistance au quotidien

Cette résistance a été ‹est ‹ d¹abord une tétanisation de chaque jour pour maintenir l¹apparence d¹une normalité d¹existence, pour oser circuler sur certains axes routiers, à certaines heures, pour aller à l¹école, au travail, en réunion ou à une fête. Pour les femmes algériennes elle était encore plus difficile puisqu¹elle commençait dans l¹intimité du foyer : se voiler ou pas, se farder, mettre une jupe courte, un jean Š Le cimetière était devenu le rendez-vous quasi hebdomadaire de groupes d¹amis de plus en plus restreints et le parti pris de la vie devenait un pari improbable rejoué au jour le jour. On ne se posait même plus le pourquoi de l¹assassinat, mais le comment, l¹art et la manière du meurtre : armes à feu ou arme blanche. Non plus son origine : on savait que ce qui était visé, au travers des femmes, des coiffeuses, des imams professant un islam tolérant, des écrivains, des journalistes, des syndicalistes, c¹était une vision d¹une Algérie de l¹ouverture au monde, de la diversité, de l¹universalité. Oser la vie : oser par exemple revenir d¹un marché au poisson entre deux rafales de mitraillettes (qui tuèrent ce matin-là deux agents de la circulation) pour préparer une soirée de grillades en bord de mer. Oser la vie en risquant la mort des siens parce que les enfants devaient aller jouer un match scolaire de hand-ball à Médéa et pouvaient tomber dans le piège d¹un barrage d¹égorgeurs. Ou parce que la fille devait aller à l¹école alors que le FIS (Front Islamique du Salut), à l¹époque, avait interdit la mixité scolaire sous peine de mort. Ce qui était évident c¹était d¹abord la solitude des choix, l¹individualisation des comportements. C¹était aussi le silence éclatant d¹une communauté internationale largement compromise soit avec le pouvoir algérien, soit avec l¹islamisme.

Le pouvoir maffieux et sa créature islamiste

Cette résistance, la vision de la société algérienne qu¹elle portait, émergeait dans un paysage nouveau où il fallait réinventer les critères et les valeurs fondatrices de la vie sociale. Les couleurs hollywoodiennes de l¹épopée de la libération nationale s¹étaient fanées, le mythe du " socialisme spécifique " s¹était effondré. Il y a belle lurette que l¹État bureaucratique avait implosé, qu¹avaient été brouillés les repères de ce qu¹on appelait dans certains milieux critiques " le socialisme de la mamelle " et que les rapaces hibernant dans le giron autocratique du Boumedienisme s¹étaient réveillés. Du trop d¹État à l¹absence d¹État, des règles du parti unique édictées dans les salons de la Présidence à celles de l¹économie de bazar concoctées dans les restaurants du Front de mer, cela changeait beaucoup. Le démembrement de l¹État s¹accompagne alors d¹un démembrement du pays, d¹une déliquescence des rapports sociaux, d¹une décomposition bidonvillesque du paysage lui-même et transforme le pays en grande braderie au dinar symbolique. De la marmite que le président Chadli avait ouverte en 1989 (nouvelle constitution instaurant le multipartisme, économie de marché) était sorti un parti théocratique anti-constitutionnel mais qui allait beaucoup servir le pouvoir ‹ du moins dans un premier temps ‹ le FIS (Front Islamique du Salut), mais aussi des forces de contestation démocratiques, vieux partis sortis de la clandestinité (sociaux-démocrates du Front des Forces Socialistes ‹ FFSD, communistes du parti de l¹Avant-garde Socialiste ‹ PAGS ‹, trotskistes du Parti des Travailleurs ‹ PT Lambertiste ‹ ou du Parti Socialiste des Travailleurs ‹ PST proche de la LCR française), des courants non F.L.N. à l¹intérieur du syndicat unique (UGTA), et des associations revendicatives, essentiellement de femmes. Une vive contestation sociale avait précédé cette libéralisation : en avril 1980 la revendication du " printemps berbère " avait embrasé la Kabylie. En octobre 1988 la jeunesse algéroise était descendue dans la rue. L¹armée avait réprimé ces mouvements dans un bain de sang. Parallèlement des courants fascisants se réclamant de l¹islam montaient en puissance. En 1979 le mouvement des frères musulmans sévissait déjà sur les campus universitaires pour tabasser les étudiants contestataires et pourchasser les couples. La même année, l¹islamiste Mustapha Bouyali montait le premier maquis, collectant armes et argent, construisant des casemates et entraïnant ses hommes, avant de perpétrer ses premiers attentats à partir de 1982. En 1981 l¹étudiant Kamel Amzal, militant progressiste berbère, était assassiné à l¹université de Ben Aknoun, à Alger. C¹est cet islamisme politique moyen-oriental (Egypte, Palestine, Syrie) importé en Algérie sous Boumedienne, porteur d¹une haine avérée de la démocratie et de la laïcité, de la femme, prônant la loi islamique (chariaâ) comme contrat social, c¹est-à-dire le libéralisme théocratique (2), qui allait être la force de frappe la plus apte à s¹opposer impitoyablement aux courants progressistes, avec l¹aide du Pouvoir. En 1976 Boumediene avait déjà donné un signe politique fort de sa bonne volonté aux courants islamo-conservateurs du FLN en tentant de faire passer le projet du Code de la famille qui fait des femmes des mineures à vie. La contestation des mouvements de femmes, avec à leur tête les Moudjahidates (combattantes de la guerre de libération) l¹avait contraint à remiser ce projet dans les tiroirs. C¹est en 1984 que l¹Assemblée Nationale, qui ne comportait en son sein qu¹un seul parti, le FLN, avait voté un Code de la famille qui allait à contre-courant d¹une Constitution égalitaire. La violence physique et politique n¹avait donc pas attendu, comme on a voulu le faire croire, l¹interruption du processus électoral de 1991 pour se déchaîner.

Le chat et la souris ou l¹histoire du marteau et de l¹enclume

Les portes de l¹économie libérale se sont donc grandes ouvertes sur les cadavres des individus les plus dérangeants. Les maquis des islamistes radicaux servent par ailleurs à contrôler ­ en l¹effrayant ­ une partie de la population et servent de repoussoir à l¹occasion des élections, pendant que les islamistes en costume cravate sont nommés à des postes ministériels de tout premier ordre. Pendant les massacres, l¹ordre moral s¹installe en Algérie. Un exemple : à Tiaret, ville de l¹ouest algérien où nous nous étions rendus il y a quatre ans, le jeu sinistre et démentiel entre les maquis islamistes et le pouvoir nous était apparu ans dans toute son ampleur et toute son horreur. La situation sociale était catastrophique : des salaires d¹ouvriers d¹entreprises d¹État n¹avaient pas été payés depuis 6 mois. Il y avait plus de 30 % de la population au chômage. Il y avait déjà eu 800 morts dans la Willaya (préfecture) et le maquis des islamistes survivait, impuni, dans les forêts des monts de l¹Ouarsenis, au nord de la ville. Lorsque la pression de la contestation sociale devenait trop forte ­ ce qui était le cas pendant que nous y étions ‹ fronde syndicale, occupation des usines, réémergence des associations de femmes, de jeunes, comme par le fait du hasard les maquis descendaient sur la ville, tuaient quelques personnes, égorgeaient des troupeaux et des bergers. La peur faisait son effet. Les gens rentraient chez eux : on ne risque pas sa vie pour un salaire. Alors, seulement, l¹armée intervenait. Le maquis se repliait. Jusqu¹à la prochaine fois.

De la résistance passive à l¹insurrection

La résistance, désarmée, atomisée, ne s¹est pas incarnée jusqu¹à présent dans une représentation politique susceptible de renverser le rapport de force. Du point de vue de la pensée elle se rêve des lendemains laïques et démocratiques, avec une restauration des fonctions publiques de l¹État, telle qu¹elle est représentée dans la vulgate républicaine classique. En dépit de différences d¹appréhension sur le rôle de l¹État dans l¹économie de marché et le niveau de centralisme ou de décentralisation souhaitable dans l¹organisation de la société, elle est largement d¹accord sur la séparation du politique et du religieux (abolition de l¹article 2 de la Constitution faisant de l¹Islam la religion d¹État), l¹abrogation du Code de la famille, la restauration de la transparence politique et sa prééminence par rapport au militaire, la reconnaissance des différences culturelles par un statut officiel de la langue berbère (Tamazight) comme langue officielle et nationale. Ce qui peut nous apparaître, en Europe, comme étant élémentaire, est tout à fait novateur et constitue une démarche radicale dans les pays du Maghreb, et à fortiori dans les pays musulmans. L¹insurrection du printemps 2001 en Kabylie, et ce qui en perdure encore aujourd¹hui malgré la répression, la manipulation, la volonté de pourrissement et la tentative de régionaliser le problème, en a considérablement développé le niveau. Très populaire, extrêmement suivie, et ayant fait tache d¹huile dans d¹autres Willayas (Boumerdes, Bouira, à un niveau moindre à Batna, à Annaba, à El-Harrouch dans la Willaya de Skikda) elle se pose, au grand dam du pouvoir, comme l¹émergence d¹un mouvement national " garantie civile de l¹affirmation citoyenne et la démocratisation de la vie publique " revendiquant " la mise sous l¹autorité effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l¹État ". Le mouvement, prenant en charge les revendications socio-économiques de la population, demande la création sur tout le territoire d¹une allocation chômage aujourd¹hui inexistante.

Autonomie, fédéralisme, transformation sociale et contestation globale

Le mouvement va, dans sa globalité, beaucoup plus loin que celui du printemps berbère de 1980. Il a conscience que le pouvoir et les coalitions islamo-baathiste (3) ont toujours réussi à marginaliser, à ghétoïser la Kabylie, y compris vis-à-vis des autres populations berbères (Chaouïs des Aurès, Mozabites de Ghardaïa, Touaregs du sud). Il dépasse la simple revendication identitaire, reléguée au huitième point de la Plate-Forme d¹El-Kseur (plate-forme des revendications non négociables, qui fait référence absolue dans toute la Kabylie), et attaque le socle du pouvoir, sa légitimité. Il conteste le fait même qu¹il puisse être en quoi que ce soit dans la filiation de la Guerre de libération nationale, interdisant au chef de l¹État et aux ministres l¹accession aux lieux historiques de la lutte libération comme à Ifri Ouzellagen où est née la Charte de la Soummam (4). Le slogan " Nous sommes des civils, ils sont des militaires, nous sommes à l¹intérieur, ils sont à l¹extérieur " reprend l¹opposition entre les politiques (assassinés comme Abanne Ramdane) et les militaires, entre l¹armée des maquis et l¹armée des frontières qui a pris le pouvoir avec Ben Bella et Boumedienne. Il y a ici volonté de se réapproprier l¹histoire algérienne et de dire à quel point l¹histoire y est devenue raison d¹État, captation privative d¹un patrimoine humain face à des acteurs devenus sans mémoire. (5) La revendication de la reconnaissance de la langue berbère est, pour le mouvement, partie prenante d¹une exigence de transformation sociale, et non pas son élément déterminant. Quant à l¹autonomie, elle n¹est à l¹ordre du jour que pour un petit noyau regroupé autour du chanteur Ferhat Mehnni, le Mouvement pour l¹Autonomie de la Kabylie (MAK). Elle ne l¹est pas en tout cas pour le Mouvement des Assemblées qui craint que le pouvoir ne morcelle les revendications et les vide de leur contenu, même au prix de grandes concessions linguistiques, voire en " kabylisant " complètement l¹administration régionale, pour ne rien changer sur le fond. Qui plus est il ne pourrait y avoir d¹autonomie de la Kabylie sans celle des autres régions, ce qui suppose à la fois une revendication conjointe, une réforme constitutionnelle (par qui ?), et que soit posé le problème de la répartition des richesses, la Kabylie étant une des régions les plus pauvres d¹Algérie. L¹autonomie et le fédéralisme peuvent avoir des significations très différentes ; elles ne tirent leur contenu, comme mode d¹organisation, que du projet social global. C¹est bien cela que pose le Mouvement des Assemblées en s¹opposant au MAK, conscient de ce que l¹autonomie ne résoudrait ni le contenu ni la forme du pouvoir et pourrait même, au stade actuel, renforcer les féodalismes tribaux, familiaux et même religieux (marabouts). Le Code d¹honneur des délégués, sorte de règle de bonne conduite adopté à Assi Youssef en juillet 2001, spécifie que les délégués du mouvement s¹engagent " à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous quelque forme que ce soit " (article 8). La réflexion est quand même amorcée et pour la première fois le pouvoir algérien affirme que le sujet n¹est plus tabou. La conscience post-jacobine conçoit qu¹une nation puisse se constituer dans l¹équilibre de l¹un et du multiple. Mais elle peut tout à fait être ultra-libérale et anti-sociale. Elle peut être aussi culturaliste et anti-universaliste. Mais le Mouvement des Assemblées va encore plus loin : dans la crise de la représentation politique, générale des deux côtés de la Méditerranée, il met en pratique une démocratie directe très exigeante et l¹exemplarité de son mode d¹organisation correspond aux formes démocratiques de lutte les plus innovantes que le mouvement social ait créé en Europe au cours du xxe siècle. L¹

expérimentation de la démocratie directe, force et difficultés

Que les moyens de lutte doivent correspondre aux finalités que l¹on se donne, que la fin ne justifie pas les moyens, que la démocratie doive être un outil pédagogique pour ceux qui luttent, chacun étant toujours l¹étudiant d¹une liberté qui s¹invente, voici le défi que s¹est donné le mouvement. Le même Code d¹honneur se garde explicitement des dérives bureaucratiques et politiciennes en interdisant à tout délégué " d¹utiliser le mouvement à des fins partisanes et de l¹entraîner dans des compétitions électoralistes ou dans des options de prise de pouvoir " tout autant que " d¹accepter un poste politique quelconqueŠ". Un document intitulé " structuration, organisation et fonctionnement " formalise la démocratie directe. Tout le pouvoir y est donné aux assemblées générales des villages et des quartiers qui ont elles-même autonomie d¹organisation et d¹action. Elles se fédèrent en coordination de Willaya, chaque unité de base envoyant deux représentants. Enfin il y a une coordination inter-Willaya. Les délégués des rencontres de la coordination ont un mandat strict de porte-parole de leur collectif de base et sont révocables à tout moment. La seule structure permanente est la Commission de solidarité, dépourvue de tout pouvoir politique, dont le rôle exclusif est de recenser les blessés, d¹assurer la collecte nationale et internationale des médicaments, et pour les cas d¹extrême gravités (blessures lourdes par balle de guerre), d¹en référer à une commission médicale indépendante constituée par des médecins. La coordination de Willaya est chargée d¹appliquer les décisions prises par l¹assemblée des délégués. Ce sont des rencontres longues, difficiles et souvent lourdes et épuisantes car l¹accord ne peut se faire qu¹au consensus ou bien, en cas d¹impasse, à la majorité des trois-quart. La présidence est chargée d¹assurer la continuité entre deux grands conclaves et n¹a pas de pouvoir décisionnel. C¹est une " présidence tournante ", c¹est-à-dire qu¹elle n¹est jamais renouvelée et émane des villages qui accueillent la rencontre. C¹est dire aussi qu¹elle est décentralisée géographiquement. Cette présidence tournante est composée de 2 membres de la présidence sortante, de 2 membres de la présidence en exercice et de 2 membres de la prochaine présidence. Ce collectif, outre qu¹il génère ses propres garde-fous face aux dérives autoritaires ou personnelles, permet de gérer la rotation rapide des responsables (de 15 jours à 2 mois) en gardant l¹efficacité (transmission des compétences acquises sur les dossiers, et apprentissage en vue du futur mandat). Cette organisation de bas en haut, qu¹on pourrait qualifier de post-démocratique (au sens du mode de représentation communément appelé ainsi dans les États occidentaux) (6), est boudée par les notables kabyles et est considérée avec beaucoup de réserve, quand ce n¹est pas avec une franche hostilité, par les partis politiques démocratiques. C¹est évidemment leur légitimité qui est mise en cause : ni le FFS, ni le PT ni le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) n¹ont oublié que les émeutiers Kabyles du printemps 2001 ont incendié leurs locaux, au même titre que ceux des partis du pouvoir, FLN ou RND (Rassemblement National Démocratique ‹ dit parti de l¹administration ‹ qui a servi d¹appui à Bouteflika lors de sa candidature à la Présidence de la République.) Le FFS, après avoir par la bouche de son président Aït Ahmed déclaré que ce mouvement était une création des services de sécurité (sic), a même promu de faux délégués (appelés délégués Taiwan) pour discuter avec le Pouvoir. Et deux de ses élus ont même participé, à Tizi-Ouzou, à une cérémonie de décoration des gendarmes mis en quarantaine par la population.(7) La démocratie directe est le principal facteur qui a permis au Mouvement des Assemblées de Kabylie de résister à tous les coups de force et à toutes les manigances, de continuer à mobiliser massivement. Chacun en a une claire conscience même si des difficultés apparaissent. Par exemple la démocratie directe est un mode lourd et lent quand il faut prendre des décisions urgentes. Le mécanisme du consensus au sein de l¹assemblée générale, en ce qu¹il suppose discussion, controverse, approfondissement des concepts et capacité d¹écoute, est très productif dans le temps, il motive profondément et durablement, mais il est difficile à gérer dans l¹urgence. On a même vu des délégués hostiles au mouvement (mais élus par la base dans leur village ou leur quartier) se référer à la démocratie directe pour empêcher que des décisions urgentes ne soient prises. Une autre contrainte est liée à la composante sociologique du mouvement, à ses pesanteurs, à ses traditions, que la démocratie directe reflète sans pouvoir toujours la modifier.

De la tradition à la subversion

Paradoxalement le Mouvement des Assemblées reprend à son compte le nom des anciennes structures collectives traditionnelles, villageoises et féodales : les Aârouchs. Ceux-ci ont toujours permis aux Kabyles de réguler leur fonctionnement, y compris dans la diaspora, et de se dispenser de trop de relations avec les pouvoirs occupants (turcs, français). Mais le Mouvement des Assemblées en a complètement bouleversé la composante et les finalités. Ce n¹est pas la première fois que les sociétés en crise de renouvellement se reposent sur des modes anciens d¹organisation pour se propulser dans l¹avenir. Il en fut ainsi en Ukraine en 1917 avec la commune rurale (le Mir) ou en Catalogne (collectivités libertaires de 1936-1937). Cela faisait dire à Marx, en 1881, par rapport à la Russie, que la transformation sociale ne pouvait aller sans " un retour des sociétés modernes à une forme supérieure d¹un type ³archaïque² " (cité par Jaime Semprun dans son excellent ouvrage " Apologie pour l¹insurrection algérienne " paru à l¹Encyclopédie des Nuisances). L¹archaïsme qui subsiste dans le mouvement est lié à la représentativité des femmes : elles en sont tout simplement absentes, alors qu¹elles sont majoritaires dans le mouvement associatif et que tous les partis démocratiques ont mis en tête de leur programme l¹égalité des droits et l¹abrogation du code de la famille. D¹ailleurs le rapport critique de l¹inter-Willaya de Tubirett-Imceddalen d¹août 2001 notait, comme point faible, l¹absence de l¹élément féminin. Les militants et les délégués reconnaissent cette réalité et sont constamment interpellés sur elle. Ils récusent que cette absence soit exclusion volontaire. Nous le croyons. Ce qui est certain c¹est que les Aârouchs, mouvement populaire, à composante très rurale, qui tire sa légitimité de la rigueur d¹un système électif " assembléiste ", reflète la composante sociale de la Kabylie. Aucune femme ne se présenterait dans son village au suffrage des habitants. Si elle doit s¹exprimer elle ira manifester ou militer ailleurs que chez elle, là où il n¹y a pas son père, ses frères ou ses oncles. C¹est aussi un autre problème que de la démocratie directe ne règle pas encore : celui du volontarisme politique.

L¹avenir

Aujourd¹hui l¹avenir apparaît bien sombre. L¹Algérie ne s¹est pas soulevée. Le pouvoir ne cède sur rien et se tétanise sur la perpétuation de ses privilèges. L¹islamisme, armé et légal, perdure, avec une arrogance renforcée par la Concorde civile décrétée par le président Bouteflika. L¹armée refait son apparition en Kabylie pour protéger la gendarmerie et gérer sa sortie des casernes (8). La solidarité extérieure avec le mouvement des Aârouchs est rendu difficile : monopole de l¹information dans les médias lourds (Libération et le Monde) par une unique force politique algérienne ; extrême mauvaise conscience et fort refoulement de la gauche vis-à-vis de son passé colonialiste ; et enfin absence historique et durable de vision et d¹engagement des mouvements révolutionnaires européens et euro-centriste à l¹égard de l¹Algérie en particulier et de l¹Afrique en général. Malgré tout il y a fort à parier que c¹est dans ce mouvement, et à partir de ce mouvement, que les nouvelles donnes politiques vont naître en Algérie. Cela mettra beaucoup ou peu de temps et coûtera peut-être encore beaucoup de vies. Mais comme le disait un homme très pondéré au c¦ur des émeutes de Tizi-Ouzou : " nous sommes allés trop loin et avons eu beaucoup trop de morts pour revenir en arrière ". Pendant ce temps, les jeunes émeutiers criaient : " oulesh smah oulesh " (pas de pardon) " vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ".

Georges Riviere, mars 2002.

(Georges Rivière est graphiste-maquettiste, formateur et membre d¹une association qui travaille depuis une décennie entre la France et l¹Algérie. Il se rend plusieurs fois par an dans différentes régions d¹Algérie, soit à titre associatif, soit à titre professionnel.)

(1) Aarouchs : pluriel de aârch, à l¹origine un ensemble de tribus. Dans la lutte actuelle, quand on évoque le terme " Aârch " cela signifie les représentants d¹un village (Tajmaâth ou Djema'a ) Le nombre de représentants pour un village est proportionnel au nombre d¹habitants. Cette structure communautaire, extrêmement ancienne, a pris un contenu absolument nouveau

(2) L¹islamisme politique prône en économie une doctrine ultra-libérale : démantèlement radical de l¹État, suppression des partis et des syndicats, charité comme mécanisme de répartition des richesses etcŠ Dans la communauté musulmane Dieu, au travers de sa révélation au Prophète, est le seul référent et le seul garant de la justice et de l¹harmonie.

(3) Islamo-baathiste : terme générique employé en Algérie avec une forte connotation critique qui fait référence au parti Baath au pouvoir en Irak ou en Syrie et à son alliance avec l¹islamisme. Il synthétise tout ce que récuse l¹actuel mouvement algérien : le panarabisme du FLN et le panislamisme des conservateurs.

(4) La Soummam est la grande rivière qui traverse la Kabylie. Le 20 août 1956 se tient le premier congrès du FLN avec les délégués de toutes les régions d¹Algérie. (5) Même la commémoration du quarantième anniversaire de la signature des accords d¹Évian, le 19 mars, pose le problème de la légitimité du pouvoir, c¹est-à-dire de la continuité de la filiation avec les combattants de la libération nationale.

(6) Le mot démocratique est, sous la plume de l¹auteur de cet article, lié au mode d¹organisation parlementaire aujourd¹hui contesté. Le mouvement social ne se fige pas dans cette forme. Il est précisément en train, au seuil du deuxième millénaire, de réinventer la dynamique de ré-appropriation du pouvoir des individus sur leur propre existence, qui a été celui de la démocratie, puis du socialisme, avec des fortunes diverses.

(7) Le boycott des prochaines élections et la destruction des urnes auxquels appellent les Aârouchs suppose que ces partis, majoritaires en Kabylie, seront absents de l¹Assemblée Nationale et que la région n¹aura aucune représentation lors de la prochaine législature.

(8) Au début du mois de mars 2002, après des mois de silence, Bouteflika vient d¹annoncer la constitutionalisation de la langue berbère (Tamazight) déjà décrétée langue nationale. C¹est la seule revendication de la plate forme d¹El Kseur à laquelle le Pouvoir accède. Comme par le fait du hasard, il sectorise les exigences dans le sens de la régionalisation en sachant pertinemment qu¹en ayant l¹air de céder, il remet un fruit empoisonné dans les mains de ses adversaires. Qui va maintenant unifier les multiples dialectes de Tamazight, dans quel cadre ? Même des islamistes radicaux comme Bjeballah se disent d¹accordŠ à condition que la transcription du berbère se fasse en arabe !

Résumé

Le mouvement insurrectionnel qui perdure en Kabylie s¹est donné des formes organisationnelles libertaires au travers du Mouvement des Assemblées, dit des Aarouchs. Il a su subvertir radicalement les anciens modes de représentation tribaux et villageois. En mettant en péril à la fois le pouvoir en place mais aussi les partis démocratiques très implantés dans cette région, en subvertissant les modes traditionnels de représentation, il se présente comme un possible facteur de transformation sociale en Algérie et ‹ de toute façon d¹ors et déjà ‹comme une référence pour les mouvement sociaux radicaux

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