L'installation des nouvelles autorités
par l'équipe de Kabila dans l'ex-Zaïre, redevenu Congo, dépasse le simple changement de régime politique.
Outre la chute de la dictature
de Mobutu et l'isolation
du colonialisme français,
cet événement historique
redéfinit complètement
les rapports géostratégiques
de l'Afrique centrale.
Mais les intentions de Kabila
ne semblent pas exactement
concorder avec les besoins
et les aspirations des populations.

Cette victoire africaine serait-elle déjà un échec ?

La recomposition actuelle de l'Afrique centrale ne provient évidemment pas d'un hasard, mais plutôt de l'évolution de certaines circonstances depuis la fin des années 80 : d'abord politiques, avec l'arrivée d'une nouvelle génération de dirigeants issus de mouvements de libération (Museveni en Ouganda, Mandela en Afrique du Sud, Kagamé au Rwanda et Kabila dans l'ex-Zaïre). Ainsi que par la perte d'influence de la France, complètement discréditée par la dévaluation subite du franc CFA qu'elle imposa à son "pré carré" en janvier 94 (entraînant une baisse de niveau de vie d'au moins 30% des populations de la zone CFA). Et par sa participation active dans le génocide rwandais accompli d'avril à juillet 94 (un million de morts...). Economiques ensuite, par la faillite du système Mobutu dont le niveau de corruption entamait sérieusement la part de bénéfices des multinationales étrangères. Alors que les prix des ressources minières (immenses au Zaïre) s'envolent au détriment des productions pétrolières et agricoles de l'Afrique de l'ouest... Culturelles enfin, avec l'émergence au pouvoir d'équipes plus proches des milieux anglo-saxons et du monde swahili que de la francophonie. La combinaison de ces transformations s'intensifia avec l'effondrement du bloc de l'est (Mobutu, agent de la CIA, devient alors de plus en plus encombrant) et la mondialisation de l'économie. Tandis que l'opposition zaïroise (fragmentée à travers plus de 400 partis politiques) est engluée dans une transition démocratique de façade depuis 1990, la nécessité d'une lutte armée de grande envergure redevient possible à partir de juillet 94, date de la libération du Rwanda par le FPR (Front Patriotique du Rwanda) jusqu'alors réfugié en Ouganda.

Entre AFDL et présidentielle

C'est dans ces deux pays que seront rassemblés des partisans zaïrois anti-mobutistes et élaborés les plans de guerre dès fin 95, avec entraînements des rebelles par des "conseillers" américains (les officiers du FPR et de l'armée ougandaise quant à eux, reçoivent une formation militaire dans les écoles américaines depuis 1987). Cette préparation aboutit à la création de l'Alliance des Forces Démocratiques de Libération (AFDL) le 18 octobre 96 dans le sud Kivu, coordonnée par Laurent Désiré Kabila, composée du Parti Révolutionnaire du Peuple, de l'Alliance Démocratique des Peuples, du Mouvement Révolutionnaire pour la Libération du Zaïre et du Conseil Régional de Résistance pour la Démocratie. L'AFDL proclame en janvier 97 un projet politique basé sur le "parlementarisme", une "économie sociale de marché", la "méritocratie" et "l'amour du travail"... Déclenchée fin septembre 96, la rébellion de l'AFDL comprend des combattants zaïrois, ougandais, rwandais et angolais. La stratégie mise au point se déroule en 3 phases :

- La destruction des camps de réfugiés rwandais, où se sont repliés des génocideurs, alliés de Mobutu, se servant de 2 millions de réfugiés comme boucliers humains. L'AFDL organisa le retour au Rwanda de 600 000 d'entre eux en décembre 1996. Selon MSF, au moins 190 000 réfugiés rwandais auraient disparus... Une mission de l'ONU enquête depuis fin août 97 et pour 6 mois dans l'ex-Zaïre sur les responsabilités de l'AFDL dans ces massacres.

- Le contrôle des ressources minières du sud (Katanga) et du centre (Kasaï) en s'appropriant les principales compagnies d'Etat : Gécamines (cuivre), la Sominki et l'Okimo (or) et la Miba (diamant). Le Mauricien Jean-Raymond Boulle, patron d'America Fields Mineral, est désormais chargé de l'exploitation des gisements et d'organiser des circuits de vente parallèle à Anvers. Dès le 15 avril 97, il avait déjà signé un premier contrat d'un milliard de dollars avec l'AFDL pour la remise en état des mines de zinc et de cobalt.

- La prise des grandes villes, qui s'effectue presque sans combats devant la débâcle des armées de Mobutu. Ce qui permet à l'AFDL de maîtriser rapidement le "pays utile" et de se renforcer massivement en nouvelles recrues.

Isolé politiquement, asphyxié financièrement et écrasé militairement, Mobutu tente de favoriser l'émergence d'une "troisième force" appuyée par les présidents de la France, du Gabon et de l'Organisation de l'Unité Africaine, en remettant le "pouvoir" à l'ancien président du Parlement de transition, Mgr Monsengwo, archevêque de Kinsangani, le 10 mai 1997. Dans le même temps, il tente de dévier la poussée des rebelles en faisant porter l'attention internationale sur un "sommet" diplomatique à Pointe Noire (Congo-Brazzaville) afin de négocier sa succession avec Kabila. Mais, avec la bienveillante médiation de l'Afrique du Sud, Kabila annulera la dernière manuvre du dictateur, juste avant que ses troupes n'entrent dans Kinshasa le 17 mai. Mobutu se réfugie le lendemain au Togo pour s'exiler 5 jours après au Maroc et y mourir d'un cancer le 7 septembre suivant.

Kabila : le changement dans la continuité ?

Kabila se donne alors immédiatement les pleins pouvoirs : il annonce l'abrogation de toutes les institutions en vigueur sous le précédent régime, proclame la création de la nouvelle République Démocratique du Congo (RDC) rapidement reconnue par la communauté internationale, et s'investit officiellement président de la RDC le 29 mai dernier par un décret-loi qui lui réserve les pouvoirs exécutifs, législatifs et militaires... Seul le pouvoir judiciaire reste théoriquement "indépendant". Promettant de respecter une période de transition de 2 ans, Kabila fixe un calendrier qui prévoit la formation d'une commission chargée d'élaborer un projet de Constitution avant fin 1997, un référendum pour l'adoption de la nouvelle constitution en 98 et des élections législatives et présidentielles d'ici avril 99.

Mais les intentions démocratiques de Kabila sont très vite entachées de multiples "irrégularités". Son premier gouvernement, constitué le 23 mai comprend 13 ministres dont 9 sont membres de l'AFDL. Trois jours après, les 400 partis politiques furent suspendus et les manifestations interdites jusqu'à nouvel ordre. Il est clair que l'AFDL veut "rééduquer" les Congolais : interdiction de la jupe et des pantalons pour les femmes (!), censure des chansons libertines sur les ondes, mutilation ou exécution en public de petits délinquants...

L'armée, véritable pilier de l'AFDL, que Kabila voudrait forte de 600 000 hommes (soit 10 fois les effectifs des forces de Mobutu), contribue à éliminer la traditionnelle corruption du Zaïre par sa discipline. Mais la diversité de sa composition (Rwandais, Angolais, Congolais, dont 40 000 anciens soldats mobutistes réintégrés sans grade après 3 mois de séances de "désenvoûtement du passé") développe de dangereuses rivalités internes...

Cette logique de concurrence s'accroît également au sein même de l'équipe de Kabila. Jusqu'alors prédominants, les Rwandais sont peu à peu évincés au profit des Congolais originaires du Katanga (province natale de Kabila) ou du Kasaï, par l'intermédiaire des deux filières de l'Agence Nationale de Renseignement (services secrets de l'AFDL), respectivement contrôlées par chacune des factions opposées... La volonté de "faire élire les délégués du peuple par les paysans (70% de la population) afin d'instituer une vraie démocratie à la base" semble donc oubliée depuis le début.

Le peuple Congolais stagne toujours dans le plus complet dénuement et les rares services publics ne sont pas encore rénovés. Certes, les taux fixes de la monnaie locale ont été stabilisés autour de 11 millions de nouveaux zaïres pour 1 dollar. Ce qui permet de juguler très progressivement une inflation variant entre 350 et 2000% par an depuis 1990. Mais les salaires des fonctionnaires n'ont été versés qu'une seule fois depuis juin dernier... La population est ainsi constamment confrontée aux aléas du "système D" et à la réapparition du racket par certains militaires. Remise en fonction, l'office des biens mal acquis par les Mobutistes cautionne pourtant les multiples réappropriations de villas et autres réquisitions forcées par l'AFDL... Même si le nouveau ministre des finances, M. Mawapanga Mwanananga, fut destitué pour détournement de biens publics le 13 juillet dernier...

Kabila serait-il devenu le nouveau Mobutu de la RDC ?

RDC et élans de liberté brisés

Tout auréolé de son image de libérateur, Kabila doit faire face à une contestation populaire croissante, ainsi qu'aux critiques d'une partie des membres de l'AFDL. Notamment en ce qui concerne l'assassinat dans une "embuscade" en janvier 97 d'André Kisasse Ngandu, alors responsable de l'une des composantes de l'AFDL. Ses partisans considèraient celui-ci comme un sérieux concurrent au pouvoir actuel de Kabila... De plus, la chute de Mobutu a provoqué une véritable onde de choc dans toute l'Afrique noire, ses populations estimant que l'heure d'une totale décolonisation était enfin venue. Si Kabila se veut le nouveau leader du panafricanisme, il n'en est pas moins tenu de composer avec l'embrasement de certains de ses voisins :

- Le Congo-Brazzaville est en pleine guerre civile depuis le 5 juin dernier. Les combats ( 4 000 morts en 4 mois) opposent principalement l'ex-président Denis Sassou Nguesso (et ses milices "cobras") au président sortant Pascal Lissouba (et ses milices "ninjas") pour les élections présidentielles du 27 juillet, reportées ultérieurement depuis. Ces derniers s'étaient déjà combattus par milices interposées à l'occasion des législatives de septembre 93 à février 94 : 2 000 morts. Tous deux inféodés aux intérêts français et liés aux réseaux maffieux Foccart-Pasqua, chacun modifie peu à peu ses alliances. Nguesso, gendre d'Omar Bongo (président du Gabon) serait armé par la France et aidé par des génocideurs rwandais et d'anciens soldats zaïrois. Le pro-mobutiste Lissouba s'est donc rapproché de Kabila, qui souhaite devenir le médiateur du conflit. Il est vrai que le pétrole (60% des ressources totales du pays) fait du Congo-Brazzaville l'Etat potentiellement le plus riche du continent. Surtout depuis les récentes découvertes d'immenses gisements au large de ses côtes. Mais 83% de sa production pétrolière est exploitée par Elf Aquitaine, qui a gagé également les 2/3 de la dette extérieure du pays sur ses réserves en hydrocarbures. A la mi-octobre, il semblerait que Nguesso prendrait l'ascendant sur son concurrent.

- De nouvelles mutineries de l'armée se déclenchent en Centrafrique le 19 juin dernier. Ces soulèvements chroniques contre le régime corrompu d'Ange-Félix Patassé (ancien premier ministre de Bokassa, président depuis 1993 et trafiquant d'or et de diamant avec le président Bongo, chargé de la médiation de la crise...) durent depuis 1996. Deux jours après, 900 parachutistes français réprimeront une fois de plus les mutins (plusieurs centaines de morts). Le Centrafrique est l'un des pays les plus pauvres du continent.

- Des affrontements explosent au Kenya depuis le 13 août dernier ( au moins 50 morts en dix jours). Ces violences sont organisées par le gouvernement de Daniel Arap Moï (président depuis 1978) pour neutraliser l'opposition qui conteste les privatisations sauvages et préparer un projet de réforme constitutionnelle pour les élections générales prévues fin 97.

La contestation politique (et non plus clanique) s'étend aussi en Afrique subsaharienne contre les pouvoirs faussement démocratiques d'Alphar Oumar Konaré (président du Mali depuis 92 et champion des élections truquées), ou d'Ibrahim Maïnassara Baré (président du Niger à la suite d'un coup d'état en 96, spécialiste des escadrons de la mort).

La pompe Afrique...

Cette effervescence des libertés, visant les fondements même de l'Etat en plein cur du "pré carré" français, inquiète le gouvernement de la métropole qui décide de se faire plus discret... Le 1er août dernier, Alain Richard, ministre de la Défense, annonce le "réaménagement du dispositif militaire français" restreignant ses forces de 8 000 à 5 000 hommes sur 5 ans dans 4 pays stratégiques : Djibouti, Gabon, Sénégal et Tchad. Le 4 août suivant, Hubert Védrine, ministre des Affaires Etrangères, proclame la fin des "interventions militaires d'arbitrage" en Afrique ! Tout en supervisant le développement de supplétifs depuis janvier 97 avec la MISAB (Mission Interafricaine de Surveillance des Accords de Bangui), composée de soldats du Burkina, Gabon, Mali, Sénégal, Tchad et Togo. Première intervention : le Centrafrique l'été dernier... Entre temps, Kabila multiplie ses relations diplomatiques "de bon voisinage" notamment avec le Soudan (bête noire des Américains), pour équilibrer ses points d'appuis. Il est vrai qu'il doit compenser l'aide apportée par ses alliés. Tout d'abord à l'Ouganda et au Rwanda en leur garantissant un pays stabilisé, aux frontières pacifiées et aux réfugiés "contrôlés". L'aggravation de la tension entre le Burundi et la Tanzanie depuis août dernier à propos de la question des réfugiés pose celle des vengeances et des massacres. Car non seulement ces tueries risquent de se généraliser, mais elles se perpétuent par diverses opérations de "nettoyage" puis de "camouflage" contre des réfugiés et des génocideurs rwandais indistinctement dans tout le nord de la RDC. Kabila couvre ces atrocités en retardant la venue de la mission d'enquête de l'ONU, puis en entravant ses investigations sur le terrain. Impliqués dans l'affaire, les Américains participent donc au freinage de l'ONU. Mais à l'occasion du G7 de Denver de juin dernier, ils centrent leurs actions sur la création d'un "partenariat afro-américain pour la croissance" afin d'ouvrir ce nouveau marché continental. 120 millions de dollars sont en cours d'investissement dans 11 pays d'Afrique australe répondant aux critères du FMI (donc, pas en RDC). Toutefois l'Afrique du Sud souhaite aussi établir en 8 ans un marché régional commun en contribuant à l'effort de reconstruction de la RDC. Quant à l'Angola, son désir est de neutraliser ses ennemis de l'UNITA pro-mobutistes, toujours cachés en RDC. Par leur démonstration d'une victoire rapide grâce à la lutte armée, l'initiative de Kabila et de l'AFDL peut servir d'exemple applicable à toute l'Afrique. Mais également à leur encontre, tant les frustrations d'hier et d'aujourd'hui des Congolais sont grandes. Les groupes informels et les armes pullulent toujours en RDC... Pour plus de justice ?

Téka


Sources :


La Liberté, pas la mort

L'interminable agonie du Zaïre est présentée à l'opinion internationale comme une incapacité manifeste et chronique du continent noir à pouvoir maîtriser son destin...
INFOSUDS N° 19 / ETE 97


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